La Préfecture de Police, à l’instar d’autres administrations publiques s’est convertie, à la faveur de ses multiples réorganisations aux dispositions de la nouvelle gestion publique, déclinaison de ce New public management apparu au début des années 80, lors de l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, initiateurs d’un cauchemar néolibéral qui n’a de cesse de perdurer. Ces dispositifs managériaux sont loin d’être neutres et ne sauraient se réduire à de simples ajustements organisationnels et techniques, contrairement à ce que nous laissent entendre la hiérarchie et les zélotes de la réforme de l’état. Chacun le sent bien :le vent qui souffle sur les personnels techniques et administratifs de la PP est lourd de menaces pour l’ensemble des agents.
Management ou nouveau dispositif pour gouverner insidieusement les conduites ?
Après avoir été élaboré par le management privé, ce discours a été transposé, avec tout son attirail technique, à l’action publique. . Au slogan libéral classique du « moins d’État » s’est ainsi substitué le mot d’ordre néolibéral du « mieux d’État ». Mieux, toujours mieux : améliorer sans relâche ses résultats, être toujours en quête de « bonnes pratiques », toujours viser de nouvelles cibles, sans cesse repousser les limites. Les États ne seraient plus au-dessus de la mêlée, protégés de la concurrence par leur incommensurabilité souveraine. Comme tout un chacun, ils seraient engagés dans une compétition perpétuelle non seulement avec leurs pairs, mais avec n’importe quelle autre organisation. Les voilà pris dans une « course sans ligne d’arrivée », pour reprendre une métaphore dont les managers sont friands et qu’ils appliquent volontiers à toute forme de collectif—que celui-ci soit national ou local, associatif ou professionnel, public ou privé.
Cette « réforme de l’État » dont on nous rebat les oreilles ne se réduit pas à des effets d’annonce.
L’état, selon cette nouvelle perspective, n’est plus, ne doit plus être l’instance qui établit, qui perdure, mais une entité mouvante alignée sur une société en perpétuel changement. Tout se passe comme si l’institution pérenne par excellence que représentait l’État devait se métamorphoser en une organisation modulable, en un processus ou, plutôt, en un agencement de processus branchés sur leur « environnement ».
De fait, on a assisté à une profonde transformation du personnel de la haute administration. Les nouveaux venus ont eu des carrières plus internationales, sont plus souvent passés dans des cabinets de conseil et ont circulé plus librement du secteur public au privé que par le passé, autant d’occasions de se familiariser avec ce nouveau management.
L’enrôlement de chacun dans un effort coordonné de compétitivité ne procède idéalement d’aucune contrainte—ni physique ni légale. Il se nourrit de la bonne volonté des participants. Leur mobilisation n’est pas extorquée par la force, mais obtenue par leur libre assentiment. Être volontaire, « proactif », ou bien s’exclure du jeu, de la nécessaire concurrence : telle serait l’«alternative infernale ».
Cette injonction à l’engagement est subtile car elle complique singulièrement l’expression de la critique. Soit on s’engage volontairement, en y mettant toute son énergie, soit on se désolidarise, mais en prenant alors le risque de nuire aux performances de son équipe et d’en subir les conséquences. Le simple scepticisme, le simple désir de prendre du recul, de s’offrir un moment de réflexion, de suspendre l’initiative, apparaît dans ce contexte comme une entrave, un boulet égoïstement imposé à la dynamique du collectif. Toute résistance, même passive, est présumée ralentir le peloton.
Un assujettissement à la performance dicté par la gouvernance dédiée aux nombres
Il y a là une façon très intrigante de gouverner les membres d’un collectif. En l’absence de moyens coercitifs, qu’est-ce qui les fait courir ? Il y a certes les primes et les récompenses (individualisées) , mais la carotte n’épuise pas les ressources de ce mode de gouvernement des conduites, qui fonctionne à l’initiative, à l’autoévaluation, à l’engagement personnel, à la responsabilisation, au volontarisme. On pourrait parler d’« implication contrainte », de « contrôle d’engagement subjectif » ou encore d’« enrôlement des puissances salariales ». Ces formules mettent bien en relief l’ambivalence d’une domination qui consomme la liberté, la créativité, la subjectivité des subalternes. Bien que ces concepts aient été forgés pour décrire les mutations des relations de travail dans l’entreprise, ils sont tout aussi féconds appliqués à l’administration publique contemporaine. Celle-ci n’est plus seulement le lieu d’une domination légale-rationnelle, caractéristique selon Max Weber de la bureaucratie moderne, mâtinée de paternalisme : elle fait aussi l’objet d’une gouvernementalité managériale qui s’exerce à travers tout un réseau de principes d’action et de techniques organisationnelles.
Mobiliser, motiver, « faire faire » : les dispositifs managériaux s’y emploient en métamorphosant les agents en « ascètes de la performance ».
Certains s’y résignent, d’autres s’y refusent, mais tous sont engagés d’une manière ou d’une autre dans ces dispositifs de « conduite de soi » qui insufflent une culture du résultat au moyen d’indicateurs, un esprit compétitif par des classements, par des cycles indéfinis d’évaluation comparative.
Que l’État fasse usage de chiffres n’est certes pas nouveau. Comme en atteste l’histoire, ce type d’instrument lui est inhérent : la statistique se présente dès l’origine, à la fin du XVIIIe siècle, comme la « science de l’État ». Les statistiques ne se contentent pas de décrire la réalité, elles la transforment, la produisent et la détruisent aussi parfois.
Il convient de prendre les enjeux de la « réforme de l’État » au ras de la technologie managériale qui lui sert de fer de lance, en suivant à la trace les pérégrinations de ce petit instrument de domination et de dégager la généalogie de la « discipline indéfinie » qu’il exerce sur celles et ceux qui y sont soumis.
Par-delà leurs différences de fonction, les personnels de la police, de l’hôpital et de l’université partagent aujourd’hui une expérience commune : celle d’être soumis à des dispositifs d’incitation et de mesure des performances qui produisent des effets délétères sur leur activité, jusqu’à corrompre le sens même de leur métier.
Des dispositifs managériaux qui s’imposent comme une forme de coordination insidieuse et coercitive
Le management est un de ces mots fétiches que psalmodient à l’envi les modernisateurs de l’administration avec la ferveur des prosélytes.
Et pourtant cette novlangue managériale cache à peine son dessein qui réside dans la mise en œuvre d’une supposée rationalité gestionnaire inspirée du privé, comme s’il s’agissait de greffer sur les administrations publiques des principes d’efficience, de performance et de rentabilité, plaqués sur des organisations non marchandes, au mépris de la culture des services publics et de la relation avec l’usager.
Ce tournant s’est effectué par étapes et a trouvé sa consécration avec la mise en œuvre de la LOLF visant au motif de rendre compte de l’utilisation de la dépense publique à faire prévaloir une rationalité comptable à l’ensemble des services de l’état.
Cette fétichisation des indicateurs, perceptible à tous les niveaux de nos administrations consiste à tenir en suspicion l’idée de la dépense publique (considérée comme une pathologie, pour complaire aux critères définis par les traités européens et imposer la figure d’un gestionnaire idéologiquement neutre, uniquement préoccupé de dépenser moins ou dépenser mieux. Dépolitiser les choix budgétaires et soumettre les entités administratives à la batterie des indicateurs supposés mesurer l’activité et lui fixer des objectifs, semblent être devenu une norme de gouvernance publique, qu’il s’agirait d’intérioriser sans pouvoir en questionner la finalité.
C’est ainsi que l’état et ses services, derrière ce nouvel habillage doctrinal sont devenus de simples auxiliaires du néolibéralisme au risque de liquider non seulement les services dédiés à l’intérêt général, mais aussi de dévoyer l’esprit public et d’accroître la souffrance des agents, en les enjoignant de se plier aux nouvelles injonctions de ce catéchisme managérial.
Toute ce jargon, confinant souvent au grotesque, recouvre hélas des pratiques sociales bien réelles qui n’ont de cesse d’abîmer les vies au motif de remodeler ces fonctionnaires archaïques, supposés faire obstacle aux prétendues valeurs « pro-actives » de cette modernité frelatée, à l’instar de la mobilité, de la réactivité, de la flexibilité, où chacun est sommé de développer son autonomie tout en se soumettant aux exigences de « loyauté », (comprenez docilité), sur le mode de l’injonction paradoxale réputée dévastatrice pour l’équilibre psychique.
Ainsi donc, tout en s’enivrant d’incantations telles que communautés de projet ou management participatif, les décideurs privilégient l’individualisation à travers la quête d’une performance sacralisée (et la rémunération au mérite qui lui est associée) que chacun se devrait d’intérioriser comme un projet de vie global, afin de mieux briser les solidarités collectives de travail, au profit d’une mise en concurrence généralisée des agents entre-eux.
Cette frénésie managériale est indissociable de la montée de la souffrance au travail et de la prise en compte des risques psychosociaux.
Chaque jour, il nous est loisible de mesurer la pression exercée sur les agents et les dommages occasionnés sur leur équilibre physique et psychologique.
Le new management public apparu dans le sillage du néolibéralisme consacre en quelque sorte la fusion de la « gouvernance » d’entreprise et celle s’appliquant à la chose publique, unifiées par les mêmes mécanismes. Le contenu des politiques publiques réduit à cet ensemble de réglages comptables et disciplinaires se trouve de ce fait vidé de sa substance.
Cette déshumanisation managériale est quotidiennement à l’œuvre avec son lot de souffrances, de pathologies et de dégradation des conditions de travail.
Pour autant, cette idéologie gestionnaire convoque des notions (parfois cocasses) à l’instar du délicieux concept de « savoir-être », désignant un ensemble hétérogène comprenant des qualités morales, des dispositions, des capacités relationnelles. Cette évaluation qui laisse songeur prétend conjuguer comportements dans le cadre du travail et des critères « personnologiques » (on admirera l’élégance du néologisme).
Enfin, à ces pratiques s’ajoutent toutes les techniques de décryptage des comportements, qui ont vocation de mettre au jour les modes de fonctionnement, les blocages internes, les « états du moi » actualisés dans la gestuelle, le langage, etc. (PNL, Analyse Transactionnelle, Process Communication…).
À un autre niveau d’analyse, le rôle de ces pratiques contribue ainsi à maintenir chez le salarié une préoccupation du rapport à soi, toujours potentiellement problématique, qui risque à tout instant de trahir. Enfin, la portée assujettissante de ces pratiques tient également à ceci que cette mise en relation entre conduites et critères personnologiques (!!!)suppose de considérer que l’efficacité et la force utile du salarié sont logées en lui, et donc qu’il est responsable de ce qui lui arrive (Bellier, 2000). Ces pratiques instituent ainsi une pédagogie libérale remarquable dans la figure du « salarié-entrepreneur », qui renvoie à une conception de l’homme comme capital (Foucault, 2004).
Ce qui fait précisément la nouveauté du mode de gouvernement entrepreneurial réside dans le caractère général, transversal, systématique de la manière de gouverner fondé sur la responsabilité individuelle et l’autocontrôle. La faculté de responsabilité n’est pas donnée pour acquise mais, comme le résultat d’une construction, d’une intériorisation des contraintes. Il s’agit de rendre les individus actifs et entreprenants, de les « forcer à être libres » d’une façon nouvelle, sous peine de sanction. La mise en place de techniques d’audit, de surveillance, d’évaluation vise à accroître cette exigence de contrôle de soi et de performance individuelle. Des technologies du moi servies par des « managers de l’âme », des experts en subjectivités efficaces, sont destinées à mieux se connaître, « guider » le développement personnel, gérer les risques, à devenir des « experts de soi ». Si toutes les relations salariales ne reposent pas encore sur ce modèle, elles s’en rapprochent quand, dans le travail, il n’est pas seulement demandé obéissance aux prescriptions, mais qualité relationnelle, initiative et créativité.
Un certain nombre de techniques participent d’un dispositif plus général destiné à créer et renforcer ces dispositions subjectives. Ces dispositifs engagent le sujet à faire un travail sur soi afin de devenir un homme ou une femme de la compétition, « un petit seigneur de la guerre de tous contre tous »
C’est bien ce modèle de gouvernement des conduites qui prévaut désormais au sein de la sphère de nos administrations publiques, sacralisant la figure du manager comme le héros de cette « transformation » de la fonction publique, à l’instar du projet de loi éponyme qui est en préparation.
Ainsi l’on en vient à s’interroger sur les raisons de cet enthousiasme de nos hiérarques pour la démarche de Lean administration ? L’exaltation de cette méthode parfois fétichisée jusqu’à l’absurde (les administrations ne sont pas une chaîne de production de la valeur actionnariale jusqu’à plus ample information) se fait au nom de l’usager, présenté comme un consommateur / donneur d’ordre, aux exigences sans fin et à qui l’administration doit obéir. Le service public est présenté comme infiniment perfectible pour satisfaire toujours davantage les usagers. Si les bénéficiaires sont insatisfaits, la faute en est, évidemment, aux agents publics qui ne travailleraient pas assez vite, qui généreraient gaspillages et temps morts.
Pour le rappeler trop brièvement, le système dit de lean management a eu pour effet de mettre en compétition les salariés, de provoquer des exclusions volontaires (démissions en chaîne) et ont été analysés comme un instrument d’endoctrinement des salariés
On voit encore une fois à l’œuvre la logique obsessionnelle de réduction des coûts du service public par tous les moyens : réduire les effectifs, augmenter le rendement, rendre les agents publics responsables des défauts et erreurs et les dénoncer à la vindicte populaire – alors que la probable régression de la qualité du service est en fait liée aux réorganisations technocratiques et à l’irruption des méthodes des consultants comme modèle unique – mais surtout à la diminution des effectifs et des moyens alloués au service public.
L’agent devrait consacrer tout son temps rémunéré au travail, partager les informations, éliminer les manières de faire personnelles… voire ne plus faire la différence entre la vie au travail et la vie personnelle ?
Les fonctionnaires se retrouvent soumis à une double pression. Pression temporelle, car il faudra faire toujours plus vite et respecter des délais sans cesse réduits. Et charge mentale induite par une vigilance accrue et par la mise en place du « contrôle par les pairs ». Dans ces pressions se trouvent en général les sources du stress. On peut facilement prédire alors que ce nouveau « levier du changement » produira de la souffrance au travail, comme c’est déjà le cas dans nombre de services réorganisés à la hache.
Les fonctionnaires se verront-ils demains contraints d’accepter cette coordination forcée ? Si tel était cas, il y a fort à parier que ni la qualité de service ni la motivation des agents ne s’en trouveraient renforcées. En effet, s’il est bienvenu d’encourager la coopération et l’autonomie, celles s-ci pour autant ne se sauraient se décréter par note de service!
Un appel à la mobilisation qui suppose de recenser les témoignages
Car nous pensons qu’il existe des alternatives à ces nouveaux dogmes managériaux. Elles reposent selon nous sur l’intelligence collective des agents et leur capacité à élaborer eux-mêmes des solutions pour améliorer la qualité du service rendu à l’usager en amélioration la qualité de vie au travail.
Une telle démarche permettrait de donner aux services publics du 21ème siècle un nouvel élan en faisant de la démocratie sociale le moteur de leur indispensable redéploiement dans une société dévastée par la crise sociale et les politiques néolibérales.
A l’issue de son 32 congrès, le syndicat CGT de la Préfecture de Police entend faire des dispositifs managériaux à l’œuvre un enjeu central, à la fois pour les connaître et les analyser et les combattre dès lors qu’ils entraînent des effets dommageables tant pour la qualité de vie professionnelle des agents que de la cohésion des équipes menacées par le culte de la performance et de l’individualisation. C’est le décryptage et le travail de veille quant à ces pratiques managériales au sein de la Préfecture de Police que nous nous efforcerons de recenser et d’analyser dans ces colonnes. Ce sera désormais un rendez-vous régulier sur notre site.