Le massacre des algériens le 17 octobre 1961 une simple faute ? Non un crime d’état, un crime raciste, un crime colonial !
Quelques heures avant que le cortège ne s’élance, le 17 octobre 2021en mémoire de ce crime d’état perpétré soixante ans plus tôt, notamment par des effectifs policiers de la Préfecture de police, l’actuel préfet de police a souhaité honorer la mémoire des victimes. C’est un fait rare dans l’histoire de cette institution qui mérite d’être signalé comme tel. C’est un commencement qu’il faut saluer, sans sectarisme, ni angélisme.
Pour autant, la reconnaissance d’une simple « faute » motivant la démarche de Didier Lallement, à l’instar du discours d’Emmanuel Macron ne sauraient satisfaire celles et ceux, qui demeurent en attente d’une vérité savamment et méthodiquement occultée par l’appareil d’état depuis tant d’années. Restaurer cette vérité qui touche à l’histoire tourmentée de la Vème république et à ses zones obscures sans nul doute permettrait de mieux éclairer les enjeux des temps présents, dans ce contexte de xénophobie et de racisme galvanisé par la montée des extrême-droites.
Cette date mérite, au-delà du degré de violence de l’événement, documenté par quelques rares et partielles photographies comme celles prises, en catimini notamment par Élie Kagan d’être corrélée à une séquence historique, caractérisé par une stratégie d’ensemble déployée par Maurice Papon et ses services, élaborée et validée en haut lieu par les hiérarques du pouvoir gaulliste.
Ce 17 octobre 1961, la Fédération française du FLN avait appelé les ressortissants algériens de Paris et de la région parisienne à manifester pacifiquement contre le couvre-feu imposé de manière coercitive et discriminatoire à ces « nord-africains » comme ils étaient désignés alors.
C’était aussi une démonstration du soutien qu’apportaient ces ressortissants revêtus de leurs costumes du dimanche, et souvent relégués dans les habitats insalubres des bidonvilles de Nanterre ou des hôtels meublés de Paris au combat pour l’indépendance de l’Algérie.
Une logique de guerre coloniale en plein Paris
Or c’est cette intrication entre militants du FLN et cette population qui versait avec enthousiasme des cotisations servant à financer la cause de l’indépendance qui suscitait le zèle de Maurice Papon et de ses sbires. Dès août 1958, avec l’aval des ministres de la justice (Michel Debré) de l’Intérieur (Émile Pelletier) et des Armées (Pierre Guillaumat), le préfet de police avait mise en place un dispositif de combat visant à casser une organisation si fortement implantée dans la communauté algérienne. Au sommet de l’édifice, se distinguait le Service de coordination des affaires algériennes (SCAA) directement placé sous le contrôle du cabinet, chargé de collecter le renseignement sur les cadres et les militants de la fédération de France du FLN, recensés au sein du fichier Z dont dépendait le service d’assistance technique aux français musulmans d’Algérie (SAT FMA) qui sous couvert « d’accompagnement social » exerçait des missions de surveillance et de renseignement au bénéfice du SCAA.
De surcroît, Maurice Papon avait une certaine appétence pour les méthodes illégales et « discrètes », considérant que la « guerre subversive » rendait caduc le recours aux réponses policières classiques.
Cela signifiait en clair qu’il jugeait nécessaire de compléter le dispositif policier « classique » de forces dites « auxiliaires » ou « spéciales » capables d’agir dans le secret et hors du cadre légal existant.
Ainsi aux quelques deux cents policiers mis à disposition par la police judiciaire au bénéfice du SCAA, il faut ajouter les différentes « forces spéciales antiterroristes » distinctes du personnel de la PP. La FPA, force de police auxiliaire était rattachée au SAT-FMA placé sous le commandement du capitaine Raymond Montaner, comprenant des officiers experts en « affaires indigènes » et des hommes rapatriés d’Algérie étroitement encadrés et encasernés au Fort de Noisy le Sec, à Romainville, ou implantés dans des cafés-hôtels réquisitionnés dans le 13ème et 18ème arrondissement.
Cette force auxiliaire créée par l’ineffable Michel Debré, père de la Constitution de la Vème république mais réputé proche des « ultras » d’Algérie, le 25 novembre 1959 illustre toute l’ambiguïté du nouveau régime. Cette initiative a été prise deux mois après le discours de de Gaulle sur l’autodétermination, marquant une inflexion notable de la politique algérienne.
Pour autant, dans le même temps c’est sur le fondement d’un rapport commis par Montaner et remis à Maurice Papon et au premier ministre, sous le sobre intitulé de « Destruction de l’organisation rebelle dans le département de la Seine. Une solution. La Seule. » que fut mis en œuvre ce dispositif.
Des forces auxiliaires déchaînées et couvertes en haut lieu
En vérité la stratégie mise en œuvre consistait à décliner la doctrine d’emploi déjà tristement expérimentée dans le Constantinois et lors de la bataille d’Alger. Tous les moyens pouvaient ainsi être déployés aux fins d’identifier les collecteurs de cotisations et de reconstituer l’organigramme de l’appareil local du FLN. Ces « bonnes pratiques » justifiaient de considérer tout algérien comme une source d’information potentielle à propos de ces collecteurs de cotisations pour documenter le fichier du SCAA. Les méthodes extralégales, tortures, violences séquestrations arbitraires et intimidations en tous genres étaient donc devenues la règle, totalement couvertes au plus haut sommet de l’état, comme en atteste la présence de Raymond Muelle, appartenant au célèbre service action du SDECE au fort de Noisy le Sec aux fins d’assurer aux meilleures conditions la coordination des différentes forces.
Au titre des modes opératoires mis en œuvre, on retrouve le sinistre catalogue des opérations incluant des attentats relevant de la contre-insurrection entre septembre 1960 et mars 1961, pouvant à l’occasion viser des membres de la FPA, enclins à la quitter, à l’instar de Rachid Khilou, assassiné en pleine rue à Valence, lors d’une permission, en l’imputant au FLN.
C’est à l’aune de cet état d’esprit de l’exécutif et de son appareil de répression, où la préfecture de police occupait une place centrale, qu’il faut s’efforcer de comprendre l’ampleur de la tragédie du 17 octobre 1961, important dans la capitale le répertoire d’action de la répression coloniale, poussée jusqu’à l’extrême.
Une gigantesque rafle
Le dispositif policier mis en place ce soir-là et la réquisition du Palais des sports témoigne de ce que la Préfecture de police ne se plaçait pas dans une logique de « maintien de l’ordre » en vue d’une manifestation. Elle préparait une rafle gigantesque qui visa de fait l’ensemble des Algériens descendus dans la rue. En quelques heures, plus de 12 000 personnes, souvent au préalable frappées à coups de crosse ou de matraque, furent conduites au Centre d’identification de Vincennes ou dans des centres d’internement improvisés, des commissariats de quartier, l’hôpital Beaujon, le Palais des sports ou le Parc des expositions. Quelques jours avant le ministre de l’Intérieur Roger Frey avait annoncé une reprise des retours forcés des Algériens « indésirables » vers l’Algérie. Dans un contexte de lutte contre le « terrorisme » et après qu’en un mois cinq fonctionnaires de police avaient été tués à Paris par des membres du Front de libération nationale (FLN) algérien, un tel changement d’échelle était porteur d’une escalade de la violence policière.
Le rôle confié à la Force de police auxiliaire (FPA) sur les principaux barrages érigés aux portes de Paris ne pouvait que conduire à des exactions. Ceux qu’on appelait les « harkis de la Préfecture de police », pour la plupart recrutés en Algérie, avaient un lourd contentieux avec le FLN et les doter de pistolets-mitrailleurs équivalait à une acceptation tacite d’un usage massif des armes. Dès les premiers engagements au pont de Neuilly des coups de feu mortels furent tirés par des membres de la FPA et des gardiens de la paix, sur une foule désarmée. Le lendemain, il n’y eut pas de contrôle des conditions d’usage des armes et de nouvelles munitions furent distribuées : des tirs meurtriers furent à nouveau opposés aux groupes d’Algériens qui cherchaient à rejoindre la capitale.
Une violence cautionnée et encouragée
Les autorités ne se contentèrent pas de couvrir ces fusillades. Les rares informations diffusées dans le feu de l’action ont très largement encouragé les agents à faire usage de la force. Des messages radio firent ainsi savoir que « des civils auraient vu des FMA (Français musulmans d’Algérie) armer leurs pistolets » et que des « FMA tiraient avec leurs mitraillettes ». Ces affirmations mensongères montrent que le poste de commandement de l’île de la Cité se plaçait dans une logique de « guerre anti-subversive » dont, selon Maurice Papon, les gardiens de la Préfecture de police étaient les principaux « soldats » en métropole.
Depuis la fin de l’été 1961 les violences policières avaient d’ailleurs pris une ampleur sans précédent. Consigne avait été donnée d’abattre sans sommation les Algériens supposés représenter un danger pour les forces de l’ordre. Dans ce contexte délétère et alors que les plaintes pour disparition se multipliaient, à l’initiative des familles, Paris bruissait de rumeurs au sujet des dizaines de cadavres anonymes retrouvés dans les canaux et les forêts de région parisienne. D’aucuns y voyaient la marque des « commandos » mêlant policiers hors service, barbouzes et autres activistes de l’Algérie française pourtant officiellement combattus. Toute l’ambiguïté de la période est consacrée par ce mélange de genres, mais il est vrai que le Premier ministre Michel Debré avait fait part de ses priorités : il fallait à tout prix affaiblir le FLN et, pour les négociations à venir, faire émerger une « troisième force », dût-elle être manipulée par les services de renseignements français.
C’est dans ce contexte que, le 5 octobre 1961, la Préfecture de police avait diffusé un communiqué « conseillant de la façon la plus pressante aux travailleurs musulmans algériens de s’abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne ». Un couvre-feu discriminatoire était ainsi imposé de 20 h 30 à 5 h 30. Ce dispositif, déjà testé en 1958, visait un double objectif : perturber les collectes de fonds du FLN (le « nerf de la guerre ») ; donner des gages à des syndicats de police aux prises avec une base qui, comme au printemps 1958, semblait prête à basculer vers l’Organisation armée secrète (OAS).
La préparation de « démonstrations de masse » les 17, 18 et 19 octobre fut la réponse apportée par la direction de la Fédération de France du FLN, qui ne voulait pas rester sans réaction face à l’intensification de la répression policière et à la multiplication des arrestations et des disparitions. Ce retour à des modes d’action pacifiques devait aussi lui permettre de reprendre la main sur ses groupes armés. Le redoublement des attentats contre des policiers apportait en effet de l’eau au moulin d’un gouvernement voulant réduire les indépendantistes algériens à un « groupe terroriste ». Les « démonstrations de masse » donnaient l’occasion à l’immigration algérienne de participer activement à la lutte pour l’indépendance nationale. Cette population montra ainsi qu’elle apportait tout son soutien à un Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) que le gouvernement français cherchait à isoler. Il s’agissait de rendre visible aux médias du monde entier un peuple algérien uni dans son combat pour l’indépendance. La « bataille de Paris » fut aussi une lutte d’images : les barrages érigés en amont de la capitale et la censure de la presse devaient empêcher que la Fédération de France du FLN démontre son poids politique. Pour les autorités françaises, une manifestation indépendantiste apparaissait à cet égard des plus séditieuses, le défilé non-violent de milliers de soutiens des « fellaga » au cœur de la capitale française marquant une véritable rupture de l’ordre politique et symbolique.
Dans une conférence donnée à l’Institut des hautes études de la Défense nationale en mars 1961, Maurice Papon s’était dit prêt à affronter des « émeutes subversives ». Ses expériences de la « guerre contre-insurrectionnelle » n’étaient d’ailleurs pas étrangères à son arrivée à la tête de la Préfecture de police en mars 1958. Cinq ans plus tôt, il avait été nommé secrétaire général de la Résidence marocaine, ébranlée par les suites des massacres de Casablanca (décembre 1952). Il y perpétua des techniques violentes de maintien de l’ordre. Dans ses postes suivants, d’abord à Constantine, puis à Paris, il s’appuya sur certains des officiers des Affaires indigènes avec lesquels il avait travaillé au Maroc.
De la dissimulation comme mode de gouvernance
Le gouvernement français ne pouvait pas pour autant reconnaître qu’un massacre avait été commis à Paris. Son entreprise de dissimulation était facilitée par le fait que la plupart des victimes avaient été jetées à la Seine et demeuraient sans visage. La communication à propos d’une supposée « émeute algérienne » ne tint cependant que quelques jours, le temps que les médias les moins critiques de l’action gouvernementale, tel Le Figaro, mettent en doute le récit officiel. Le fleuve et les canaux parisiens charriaient alors leur lot de cadavres de « N. A. inconnu » (Nord-Africain inconnu). C’était d’ailleurs le cas depuis le début du mois d’octobre.
L’argument de crimes commis par le FLN n’emporta pas davantage la conviction : habituellement, les indépendantistes algériens ne cherchaient pas à faire disparaître leurs victimes mais au contraire à les exposer de sorte de faire passer un message. D’autres acteurs avaient, à l’inverse, intérêt à masquer leurs méfaits : ainsi, l’OAS multipliait les attentats ; les enlèvements et exécutions faisaient partie des modes d’action de la nébuleuse « activiste ». L’hypothèse du « contre-terrorisme » ne fut pourtant jamais soulevée par les magistrats en charge des dépositions d’Algériens.
Les interrogations sur les cadavres repêchés et les mises en cause de l’action policière se firent cependant de plus en plus nombreuses au fil des jours. Cela conduisit la chambre de l’instruction du tribunal de Paris à être saisie au sujet d’une soixantaine de cadavres de « Nord-Africains » repêchés les semaines précédentes. Les registres d’information du parquet montrent que, les 30 et 31 octobre 7 juges avaient reçu simultanément des réquisitions au sujet de 63 homicides volontaires de « FMA ». La présence, au milieu de ces cadavres d’Algériens, du corps de Guy Chevallier, mort matraqué le 17 octobre 1961 alors qu’il sortait du cinéma Le Grand Rex, révèle la manière dont ces affaires avaient été regroupées. Décision avait été prise au plus haut niveau de l’État qu’ouvrir des instructions était la réponse à apporter aux questions insistantes soulevées par journalistes et avocats. Classer ces dossiers « sans suite » était devenu intenable. Surtout, la saisine de juges d’instruction permettait d’annihiler toute possibilité d’enquête parlementaire réclamée par des sénateurs emmenés par le socialiste Gaston Defferre. Cette ouverture était en effet impossible si elle touchait à des sujets faisant l’objet d’enquêtes judiciaires.
Dossiers individuels
Il était cependant inconcevable que ces procédures débouchent sur des inculpations de policiers mis en cause dans certaines plaintes ou articles de presse. Les instructions furent donc confiées à des juges considérés comme sûrs, sous la supervision d’un unique substitut du procureur. A notre connaissance, un seul magistrat se risqua à saisir l’Inspection générale des services afin de contrecarrer une police judiciaire (PJ) qui enquêtait sans enquêter. Le plus souvent, elle se concentrait sur l’établissement de l’identité de cadavres découverts après un séjour de plusieurs jours ou semaines dans l’eau. La décomposition des corps rendait l’identification, y compris par les empreintes digitales, particulièrement difficile.
Ces affaires de « repêchages » furent dès lors traitées comme autant de dossiers individuels, sans qu’aucun lien fût établi entre elles. En bref, les juges désignés laissèrent la bride sur le cou à une PJ cherchant à conforter l’hypothèse des affrontements entre Algériens. Au bout d’un an, ces dossiers furent conclus par des non-lieux ou clôturés en vertu de la loi d’amnistie adoptée à la suite des accords d’Évian signés le 18 mars 1962.
Ces « Nord-Africains inconnus » ont cependant laissé de nombreuses traces dans les archives. De leur « repêchage » à leur « inhumation administrative », ils ont été scrutés par une longue chaîne institutionnelle qui n’avait pas totalement rompu avec les pratiques habituelles d’enregistrement. Des registres de l’Institut médico-légal de la Préfecture de police à ceux des cimetières parisiens, en passant par les dossiers de police et de justice, les disparus d’octobre 1961 surgissent notamment dans des blancs et silences qui font césure dans la routine des écritures administratives et judiciaires. Les cadavres n’ont plus d’identité, les enquêtes sont dites « vaines », les magistrats ne diligentent pas d’actes d’instruction…
Il fallut toute l’obstination éthique de deux conservateurs des Archives de Paris, Philippe Grand et Brigitte Lainé, de ce fait « mis au placard » et harcelés par leur hiérarchie, pour que cette documentation ne soit pas condamnée aux destructions ou à l’ensevelissement sous d’autres priorités. Il faut se réjouir à cet égard que depuis mars 2020, le « Guide numérique sur les disparus de la guerre d’Algérie » publié par les Archives nationales permette de sortir de l’oubli ces oubliés.
Mais pour autant et en dépit des évolutions demandées par l’Élysée dans le cadre du « travail de vérité » sur la « disparition » de Maurice Audin, quand le 13 septembre 2018, Emmanuel Macron appelait à ce que « toutes les archives de l’État qui concernent les disparus de la guerre d’Algérie puissent être librement consultées et qu’une dérogation générale soit instituée en ce sens ». Les évolutions récentes de la législation relative aux archives vont à l’encontre de cette déclaration. Ainsi l’article 25 de la loi relative à la prévention d’actes de terrorisme promulguée le 30 juillet 2021 vise à refermer l’accès à de nombreuses archives des services de renseignements, consacrant soixante années de dissimulation d’État en ce qui concerne le 17 octobre 1961.
Un accès élargi aux archives publiques permettrait de sortir le 17 octobre 1961, de ce voile de mensonges et de refoulement qui continue de peser négativement sur la société française.
Dans un contexte marqué par l’offensive d’une extrême-droite outrecuidante et d’une droite prompte à dénoncer stupidement « la culture de la repentance », il est temps de reconnaître ce qui fût un crime d’état colonial. Il importe aussi de mettre à jour ce répertoire d’action qui était celui de la police parisienne à l’époque pour mieux combattre ce qui en subsisterait dans l’imaginaire policier d’aujourd’hui.
Élie Kagan, à qui l’on doit les rares clichés de cette journée d’horreur, contemporain de la rafle du Vel d’hiv avait été saisi par la similitude des dispositifs.
Pierre Vidal-Naquet que l’on ne saurait soupçonner de légèreté avait choisi d’utiliser le mot de pogrom.
On ne saurait mieux dire.