Un véritable campagne de propagande est en cours tentant de montrer que le code du travail serait LE problème du marché du travail et du chômage en France. Rétablissons quelques vérités en lisant l’article qui suit de Martine Bulard intitulé « Un code du travail en miettes »
Trop complexe, trop confus, trop lourd… Le code du travail est devenu l’ennemi public numéro un — celui qui empêche d’embaucher, de licencier, de créer des emplois, de donner une place aux jeunes, d’innover, d’exporter, etc. L’acte d’accusation se nourrit chaque jour de nouveaux éléments (1). On pourrait pourtant faire remarquer qu’il suffit d’enlever toutes les dérogations exigées et obtenues par le patronat (sur le temps de travail, l’intérim, les types de contrat de travail, etc.) pour alléger sensiblement ledit code… On pourrait se livrer comme certains petits malins au jeu de « qui pèse le plus lourd » : le code du travail (sans les commentaires de l’éditeur Dalloz) atteindrait 0,789 kilogramme (kg), contre 1,450 kg pour le code du commerce ou encore 1,100 kg pour celui des sociétés. On pourrait tout aussi bien regarder l’évolution de l’épaisseur des différents codes pour s’apercevoir que le premier a augmenté de 3 % par an entre 2003 et 2013… bien moins que tous les autres (2). On pourrait, plus sérieusement, se plonger dans les travaux du Fonds monétaire international (FMI) et constater que, contrairement à ce que les idéologues du laisser-faire prétendent, « la réglementation du marché du travail n’a pas d’effets statistiquement significatifs sur la productivité (3) » et donc sur les performances économiques et l’emploi. Ce qui n’empêche pas le docte organisme de réclamer, en toute incohérence, des mesures de déréglementation — on ne plaisante pas avec les dogmes au FMI. Le président de la République française n’est pas non plus du genre à transiger avec les évangiles libéraux. Lors de sa conférence de presse de rentrée, il a tranché : le système actuel est trop rigide, il faut « une meilleure adaptation du droit du travail à la réalité de l’entreprise » (7 septembre 2015). Par définition, le code du travail a pour vocation de protéger les salariés et de leur garantir une égalité de traitement quels que soient la taille de la société qui les emploie, son lieu d’implantation, son propriétaire. C’est sa raison d’être, depuis sa création officielle en 1910 (4). Avec M. François Hollande, tout change. Désormais, ce sont les entreprises qui doivent être protégées des exigences des salariés et des initiatives législatives des élus du peuple — surtout celles du passé. Car, malheureusement, toutes les lois sociales ne ressemblent pas à la loi Macron, adoptée à coup de 49-3 (sans vote des élus)… Pour « s’adapter », rien de mieux que le retour au face-à-face salarié-employeur où l’accord d’entreprise ou de branche prévaudrait sur la loi. Et comme on est « social », on assortit la chose d’un accord obligatoire de la majorité des syndicats (et des salariés). Pour avoir une idée des conséquences, il suffit de plonger dans l’actualité. Au nom du maintien de l’emploi d’ici 2020, les dirigeants de Smart, la filiale du constructeur allemand Daimler-Benz, demandent aux salariés de travailler 39 heures tout en ne les payant que 37 heures et de renoncer à des jours de réduction du temps de travail (RTT), au mépris de la loi sur la durée légale à 35 heures. Devant le chantage, une majorité a approuvé le marché (56 %). Mais si les cadres ont acquiescé à 74 % (ils n’arrivaient d’ailleurs pas à prendre toutes leurs journées de RTT, selon certains témoignages), 61 % des ouvriers l’ont rejeté. Sans minimiser la fatigue nerveuse des premiers, l’extension du domaine du travail a des conséquences terribles sur la santé des ouvriers dont l’espérance de vie est déjà inférieure de six ans à celle des cadres. Ils ne veulent pas, en plus, travailler gratuitement. Toutefois, l’accord pourrait s’appliquer à tous si les syndicats acceptent de parapher ce coup de force et si l’inspection du travail laisse faire. Une précision : Daimler-Benz a annoncé une augmentation de ses profits bruts de 41 %, soit 3 milliards d’euros rien qu’au premier trimestre 2015. Bien sûr, jeter aux orties deux siècles de droits du travail peut s’avérer socialement dangereux et politiquement acrobatique. Du coup, le président a préparé le terrain et, pour une fois, réussi son « plan com’ » comme on dit dans son entourage. En quatre mois, quatre textes ont été rendus publics. Tous avec une même conclusion : il faut réduire le code du travail à sa plus simple expression et laisser faire les employeurs. En juin, l’avocat Robert Badinter et le professeur Antoine Lyon-Caen — dûment étiquetés de gauche — publient Le Travail et la loi (Fayard) afin de ramener le code à quelques principes généraux. Début septembre tout s’accélère. Terra Nova, le think-tank dirigé par François Chérèque (ex-CFDT), rend public le rapport qu’il avait opportunément commandé à l’avocat Jacques Barthélémy et l’économiste Gilbert Cette, Réformer le droit du travail (Odile Jacob). Quelques jours plus tôt, l’Institut Montaigne, proche de la droite et du patronat, avait proposé de « Sauver le dialogue social » (5). Le 9 septembre, enfin, M. Jean-Denis Combrexelle a remis au premier ministre son rapport intitulé « La négociation collective, le travail et l’emploi » (6). Chacun a sa fonction. Radicaux, MM. Badinter et Lyon-Caen veulent ramener les huit mille alinéas du code à cinquante grands principes. Comme si le droit pénal se contentait de la seule injonction « Tu ne tueras point », à charge pour le juge ou le policier de définir une sanction ! Ainsi, le principe du temps de travail maximum est arrêté mais « la durée normale du travail effectif est établie par les conventions et accords collectifs et à défaut, par la loi ». On ne saurait trouver plus libéral. Ces écrits sont si peu iconoclastes qu’à peines publiés, le patron du Mouvement des entreprises de France (Medef), M. Pierre Gattaz, s’enthousiasmait dans un tweet pour ces « pistes intéressantes » (7). Certes, M. Badinter vit sur sa réputation d’homme de gauche ayant imposé la fin de la peine de mort. On oublie un peu vite que c’est François Mitterrand qui, en pleine campagne présidentielle en 1981 et malgré des sondages défavorables, avait pris l’engagement d’abolir la peine capitale — ce qui ne retire rien au discours alors flamboyant du ministre de la justice. On oublie un peu vite aussi que M. Badinter fut, avant et après ses fonctions gouvernementales, un avocat d’affaires qui défendit entre autres le patron de Boussac ou celui de la société Givaudan dans l’affaire du talc empoisonné Morhange (trente-six bébés morts, plus de deux cents intoxiqués) (8). Certes, un avocat doit défendre tout le monde, même les individus peu recommandables. Mais on remarquera qu’il ne défend guère les petits. Enfin M. Badinter connaît les affres des multinationales, par sa femme, Elisabeth Badinter, héritière et actionnaire de Publicis, treizième fortune de France. Bref, comme caution de gauche sociale, il y a mieux. Mais cela marche. MM. Cette et Barthélemy, eux, avancent sensiblement les mêmes mesures que leurs illustres prédécesseurs, mais ils les enveloppent dans un jargon plus technocratique. Les « grands principes » de M. Badinter deviennent des dispositifs « d’ordre public absolu », le reste étant renvoyé à la négociation : « l’accord collectif pourrait déroger à certaines normes du code du travail ». Ainsi, par exemple, le salaire minimum continuerait d’exister, mais il serait possible d’y « déroger par accord de branche » ; il pourrait donc varier selon les régions, selon l’âge (le retour du Smic-jeune cher à l’ex-premier ministre Edouard Balladur). Trop direct dans ses propositions, le duo joue les idiots utiles pour faire passer le rapport Combrexelle qui propose la même chose mais avec doigté. S’il envisage une « nouvelle architecture du code du travail », il veut l’étaler sur quatre ans. De quoi faire passer la pilule. Mais il entend bien, comme les autres « experts », « faire prévaloir les accords collectifs sur les contrats de travail ». Un renversement de la hiérarchie des normes qui fait voler en éclats deux siècles de progrès social. Un esprit rationnel pourrait s’étonner d’une telle convergence de pensée entre ces différents acteurs du démantèlement du droit. Mais un regard sur la commission Combrexelle mise en place par le premier ministre permet de se rendre compte qu’il n’y a guère de hasard. Sans grande surprise, le premier ministre a choisi des hommes et des femmes « sûrs », à commencer par M. Combrexelle lui-même, ancien directeur général du travail au ministère du même nom qui peut afficher, entre autres faits d’armes, deux tentatives de mise en place de décrets légalisant le travail à la tâche, sans contrôle du temps de travail réel des salariés, tous deux retoqués par le Conseil d’Etat (9). Parmi les seize personnalités choisies figurent M. Lyon-Caen ainsi qu’un des avocats travaillant dans le cabinet de M. Barthélémy (auteur du rapport avec M. Cette). La très grande majorité a une vision très libérale des relations sociales, tel M. Pierre Cahuc, qui proposait, dès 2000, « de supprimer toute référence à la durée légale du travail » pour laisser les partenaires sociaux en décider (10). On y compte également quatre représentants du patronat (Lafarge, Thalès, Onet, Euronext), dont Mme Sylvie Brunet qui fut chargée de mission auprès de l’ex-ministre Laurent Wauquiez ; peut-être a-t-elle alors croisé M. Henri Rouilleault, ex-membre du cabinet de M. Michel Rocard, chargé lui aussi de mission auprès de M. Wauquiez, réticent sur les 35 heures et fervent partisan d’un « capitalisme partenarial ». On note la présence de M. Jean-Dominique Simonpoli, ex-secrétaire général de la fédération des Banques CGT, devenu directeur général de l’organisation Dialogues, sorte de dîner du siècle « social » qui compte parmi ses adhérents le cabinet d’avocat Barthélemy (le monde est petit) et dans son conseil d’administration des directeurs des ressources humaines de Renault, Saint-Gobain, Lafarge, Orange… La liste Combrexelle comprend encore M. Tiziano Treu, ex-ministre du travail italien, connu pour avoir commencé à détricoter le code du travail de son propre pays. Admirateur du modèle scandinave de « flexisécurité », M. Pierre Ferracci, patron du cabinet d’experts comptables Alpha, apparaît comme un progressiste dans cet aréopage. C’est tout dire. Paris-Match, 7 septembre 2015. Bien entendu, cette attaque en règle contre le droit du travail a soulevé l’enthousiasme médiatique : « Badinter brise le tabou du code du travail », titre Paris-Match pour évoquer le livre coécrit par l’ex-ministre de la justice, tandis que Le Monde salue « la révolution culturelle du rapport Combrexelle ». Révolution, tabou… Curieusement, ces mots ne s’appliquent jamais à la remise en cause de la toute-puissance des actionnaires. Comme si une entreprise ne devait être qu’au service de ceux qui détiennent le capital. Quant à l’obligation d’obtenir l’accord de la majorité des salariés (ou des syndicats), qui serait le nec plus ultra de la démocratie, il ne s’agit que d’un cache-sexe. Qui peut croire qu’en période de chômage et de division syndicale, le rapport de forces ne tournera pas à l’avantage du patronat ? Qui peut croire qu’un code du travail, fût-il allégé, créera des emplois ? En 2008, il avait déjà perdu des plumes (500 lois, 10 % de texte en moins) avec comme maître d’œuvre, déjà, M. Combrexelle… sous l’autorité de M. Sarkozy (11). On connaît le résultat sur l’emploi. (1) Lire Gilles Balbastre, « Combien de pages valez-vous ? », Le Monde diplomatique, novembre 2014. (2) Marion Degeorges, « Inflation législative : non le code du travail n’est pas celui qui grossit le plus vite », Slate.fr, 7 juillet 2013. (3) FMI, « Perspective de l’économie mondiale 2015 », à venir. (4) Auparavant, le code civil comprenait des lois concernant le travail : en 1841, une loi réglemente le travail des enfants, en 1884, les syndicats sont autorisés ; en 1890 un loi instaure le contrat de louage des services sans détermination de durée, ancêtre du CDI. (5) Rapport de l’Institut Montaigne, septembre 2015, www.institutmontaigne.org (6) « La négociation collective, le travail et l’emploi », France Stratégie, www.gouvernement.fr (7) @PierreGattaz, Twitter, 15 juin 2015. (8) En 1972, une erreur de fabrication entraîne la toxicité du talc Morhange. La société Givaudan essaie d’étouffer l’affaire. Il faudra attendre sept ans avant que s’ouvre le procès. Condamné, le directeur sera amnistié par François Mitterrand, sur proposition du garde des sceaux d’alors, M. Robert Badinter. (9) Voir Juliette Guibaud, « Dans la boîte », documentaire diffusé sur YouTube. (10) Pierre Cahuc, « L’expérience française de la réduction du temps de travail : moins d’emplois et plus d’inégalités » (PDF), Revue française d’économie, vol. 15, n° 3, 2001. (11) Gérard Filoche, « Tornade patronale sur le code du travail », Le Monde diplomatique, mars 2008.