Gisèle et Odile : le savoir-être

Gisèle n’en croyait pas ses oreilles. Des cours de savoir-être ? Qui avait eu cette idée saugrenue ? Depuis qu’elle était entrée dans la boite elle avait évidemment eu vent de tous les néologismes en vigueur chez les grands chefs à plume. Benchmarking, management par objectifs et autres indicateurs de performance : autant de délices du lexique jargonnant de type globish, si prisé par notre hiérarchie pour le plus grand bonheur des collègues persifleurs, aiguisant leurs sarcasmes autour de la machine à café.

Gisèle sentait bien que les crédos du management public étaient en train de tourner la tête aux jeunes cadres, fraîchement issus des IRA, convaincus pour certains d’entre eux que la Modernisation était une mission d’intérêt supérieur, une sorte de Saint-Graal de l’administration du 21ème siècle !

Mais là c’était nettement plus grave, on sentait bien qu’on était passé à autre chose, les prémisses d’un nouveau monde où chaque agent serait appelé à s’auto-manager, s’auto-contrôler s’auto-évaluer et sans doute à la fin de ce traitement de choc à s’auto-détruire, à défaut de s’entre-dévorer entre collègues au motif bien dérisoire de récolter individuellement les trophées annuels de la sainte performance.

Gisèle observa sa collègue avec la même perplexité que si elle venait de lui annoncer son adhésion au mouvement raëlien ou sa conversion au veganisme.

Elle sourit intérieurement de cette comparaison excessive mais délicieusement pertinente.

Odile aurait bien pu préférer à leur déjeuner mensuel se ruer sur les soldes rue de Rivoli, s’inscrire dans un cours de salsa pour faire plaisir à son mari passionné de cuivres cubains ou se remettre au yoga. C’eût été parfaitement admissible. Mais des cours de savoir-être, ça c’était le coup de massue !

Passé son étonnement, des interrogations commençaient à envahir son esprit.

Dans quel cerveau torturé avait pu s’élaborer un concept aussi fumeux se demanda t-elle ?

Gisèle se devait d’interroger les entrailles du Net, toujours fécondes en pareille occasion, et en extirpa un de ces morceaux de bravoure de la langue managériale fourni par le très respectable site emploi public.fr. 

Elle songea un peu désabusée aux errements de sa collègue affectionnée pris dans les mailles de ce discours, C’est à ce même moment qu’Odile recevait un courriel de la DRH lui annonçant que la session de formation relative au savoir-être était finalement repoussée sine die.

Il était temps d’avoir une conversation sérieuse avec son amie, songea Odile, provisoirement rassurée.

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